Les enfants ont tout compris
Cet article met en application la Théorie des systèmes mixtes, indroduite à l'
Épisode XIII. Un truc tellement compliqué qu'il m'a fallu deux articles complets pour tenter de l'expliquer. Pourtant, nous (adultes), allons constater que la stratégie (raisonnements et décisions) est une évidence pour un enfant de huit ans.
Teo, Malo et Kao, trois enfants de huit ans, jouent au Mille Bornes
Je vais vous raconter une belle histoire de stratégie...
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Vous pensez tout savoir sur le Mille Bornes ?
Avez-vous seulement remarqué que la carte Feu Rouge s'appelle "Stop" ?
Alors qu'un Stop, c'est pas vraiment comme un feu rouge... |
1. Début de partie
En début de partie, les trois joueurs se délectent de cartes 200, sinon 100.
- Leur plus grand souhait : piocher les bottes.
- Leur carte préférée : le véhicule prioritaire
- Le meilleur coup ? Placer un coup fourré à 300 points.
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Le véhicule prioritaire est au Mille Bornes ce que la paire d'As est au poker.
Tout le monde la veut, et la plupart n'admettront jamais de perdre après l'avoir reçue.
De grands enfants... |
Nous disions donc : trois enfants jouent au Mille Bornes.
Quelle stratégie appliquent-ils ?
Une stratégie de marché, un système de comptage (introduit dans l'
Épisode IV) où l’objectif est de marquer le plus de points possible, une infinité si c’était possible. L’un d’eux est en retard dans une manche ? Peu importe, il pioche une carte 200 qu’il joue d’urgence, sans tenir compte de la progression de ses adversaires dans la manche, sans même se rendre compte que l’un d’eux peut finir la manche au coup suivant.
En début de partie, l’enfant en retard privilégiera les cartes 200 et les bottes plutôt que les attaques et, en ce sens, il applique la bonne stratégie (malgré des tactiques d’exécution franchement discutables :) : en n’attaquant pas, il prend le risque de perdre la manche, mais il marque un maximum de points. La stratégie de comptage où le joueur en retard prend des risques est donc naturelle pour eux.
De même, le joueur en avance ne va pas s’embarrasser à attaquer les autres : le risque d’une attaque du troisième joueur est trop important. Il applique une stratégie simple : on fonce, espérant que le troisème joueur se chargera de bloquer le premier. Aucun enfant n'acceptera l'idée de terminer une manche perdue avec une Botte en main : il la placera plutôt, par exemple, que de poser une Limitation de vitesse dans le jeu adverse. Pendant ce temps, le joueur en avance place toutes ses cartes bornes, les 75, 50 et maigres 25 qui le rapprochent de la ligne d’arrivée des 700 bornes (
*).
(*) Un tout petit rappel des règles
Je pensais prendre un exemple universel mais force est de constater que
les grands enfants que nous sommes avons, pour la plupart, oublié les
règles du Mille Bornes. Voici un bref récapitilatif des points-clés.
- La Manche
La manche se joue en 700 Bornes et rapporte 400 points supplémentaires.
- L'Allonge
Le joueur qui a atteint 700 Bornes peut choisir de terminer la Manche immédiatement, ou de tenter l'Allonge. S'il parvient à marquer 300 Bornes de plus pour atteindre 1000 Bornes (avant les autres), il marque 300 points d'Allonge (qui s'ajoutent aux 1000 points de Bornes et 400 de Manche).
- Les Bottes
Les Bottes rapportent 100 points si elles sont placées normalement, mais 300 points si elles sont placées en Coup Fourré, en défense d'une attaque.
- Capot
Un joueur qui termine une manche sans aucune Borne est Capot. Ses adversaires marquent un bonus de 500 points. Ça arrive plus souvent qu'on ne l'imagine, surtout dans le jeu à trois.
- La partie complète se joue 5000 points
... ce qui représente en moyenne 4 ou 5 Manches gagnantes.
Mais en début de partie, la notion d’avance ou de retard ne s’applique qu’au niveau de la manche, pas de la partie toute entière, qui se joue en une succession de manches jusqu’à atteindre le score de 5000 points.
Pour l’instant, les enfants ne regardent pas le score, ne font pas vraiment de stratégie, et jouent de façon très individualiste, négligeant les interactions entre joueurs et la richesse d’une partie à trois qui offre une dimension diplomatique.
2. Milieu de partie
La partie progresse. Rappelons qu’en moyenne, une manche de Mille Bornes rapporte 1200 points :
- 700 points de bornes
- 400 points de manche
- 100 points de botte (en moyenne)
- Total : 1200 points
Au bout de quatre manches, le score est le suivant :
À l’issue de la quatrième manche où Kao a pu placer deux coups fourrés, Teo, qui note les scores, s’adresse soudainement à Malo :
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par Ivan 'Kenby' Seisen |
– Regarde Malo : Kao a 3800 points. Faut pas qu’il gagne une autre manche, sinon, on est foutu.
– Ouais t’as raison, on le bloque, faut pas qu’il avance. On lui met toutes les attaques.
– Ouais !
Kao a atteint 3800 points dans une partie à 5000 où la manche moyenne rapporte 1200 : il est à une manche de la victoire. La réaction des enfants est immédiate, naturelle, évidente :
la partie de Mille Bornes vient précisément de transposer dans un système de mort subite. Et tout aussi naturellement, ils identifient et adhèrent de concert à la bonne stratégie : on est en retard, on ne prend pas de risque. Stratégie adaptée uniquement en mort subite.
3. L’alliance tacite de fin de partie
Teo et Malo vont donc jouer la partie de façon à empêcher Kao de terminer sa dernière manche. Si Teo a une carte 200 et un Accident dans la main, il placera d’abord l’Accident sur le jeu de Kao, et immédiatement, Malo surenchérira avec une Limitation de vitesse, ce qui ne manquera pas de faire enrager Kao qui les accusera de tricher (ça vous rappelle des souvenirs d’enfance ?).
Le score évolue. Teo et Malo ont mit un Capot à Kao, ce qui rapporte 500 points à Malo qui a finalement gagné la manche après avoir attaqué Teo sur une Panne d’Essence. Malo encaisse 1700 points. Il jubile. Pendant ce temps, Teo l’a traité de « sale traître », puis Kao a engueulé Teo :
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par Ivan 'Kenby' Seisen |
– T'es qu'un sale traître !
– Tu l’as cherché, fallait pas me bloquer. T’es trop nul !
En réalité, malgré les élans lyriques, les enfants ont tous trois appliqué avec beaucoup de justesse une stratégie optimale.
Teo est mal à l’aise, ses deux adversaires peuvent gagner la partie en une manche. Heureusement, après avoir bien regardé les scores, Kao vient à sa rescousse.
– Faut pas que Malo dépasse 300. On le met Capot !
– Ouais !
Malo ajoute :
– Eh Teo, t’as rien compris. Kao est en train de te manipuler. Il dit ça pour gagner la dernière manche.
Le ton monte mais la stratégie est tellement évidente (et juste) que les négociations n’aboutissent pas.
Teo et Kao partagent la même stratégie : « Malo Capot » (100% risque de crédit, mort subite, revoir
Épisode IV et
Épisode XIII), et Teo se dit intérieurement qu’il doit gagner la manche, surtout pas Kao. Heureusement, conscient qu’il a peu de chances de remporter la manche, Malo se dit la même chose : Malo va aider Teo contre Kao, alors que Teo joue à fond contre Malo. Quelle subtilité ! Quelle richesse.
Si on se souvenait de tous ces bons moment de notre enfance, ne serait-on pas bien meilleur aujourd'hui en stratégie et en négociation ? Je ne parle plus du tout de jeux ici, mais bel et bien d'entreprise, de commerce, de gestion de projet, d'entretien annuel (oui, oui ! Faites-moi penser à écrire un bel article là-dessus à l'occasion)...
Ces enfants ont tout compris (et ce jeu est génial). Non seulement ils déroulent avec justesse tout le processus de décision stratégique (Évaluation / Système / Décision -
Épisode II), mais ils savent aussi s’adapter à des inversions dans les systèmes mixtes (
Épisodes XIII et XIV), des inversions de stratégie, mais plus important encore, ils sont parfaitement capables de quantifier avec précisions le point d’équilibre qui induit ces changements, en l’occurrence autour de 3800 points au Mille Bornes.
Les enfants deviennent naturellement stratèges au moment précis où ils prennent du recul sur le champ de bataille (la manche en cours) pour se concentrer sur la partie toute entière. Leur attention est concentrée sur le score et l'échéance.
Le score et l'échéance constituent la dimension temporelle,
la plus importante d'un système mixte.
Il faut "sortir de la partie" pour en prendre la juste mesure.
Dans notre partie, il y a un double risque de mort subite (Malo + Kao). Une situation complexe qui amène Malo à jouer pour favoriser Teo, alors que Teo cherchera à bloquer Malo. Ils ont beau s’engueuler, ils vont pourtant retenir et dérouler la bonne stratégie, contre nature, en interagissant dans une partie à trois, sans disposer d’aucune prédisposition particulière à la négociation. Leur raisonnement stratégique dans les systèmes mixtes (avec inversion Comptage / Mort subite) est déjà parfaitement en place.
La dernière partie s’achève par la victoire programmée de Teo, pendant que Malo est Capot. Il ne marque que 200 points de bottes.
La septième manche sera la dernière. Triple risque de mort subite programmée puisque qu’il est certain que l’un des joueurs au moins atteindra les 5000 points.
Quelle est la bonne stratégie ? Imaginez seulement le discours et les envolées lyriques entre les enfants avant de commencer la manche fatidique…
Double inversion de stratégie
[!] Le jeu redevient ici un système de comptage !
Le joueur qui remporte la manche dépassera l’objectif des 5000 points, mais ça ne suffira peut-être pas : il faut marquer un maximum de point car même le second peut dépasser 5000 points et remporter la partie.
L’effet mort subite reste significatif pour Kao, qui tactiquement attaquera d’abord le joueur le plus en avance, puis le second, avant de penser à son propre score. Cela tombe bien : les deux autres commenceront par s’attaquer mutuellement, puis placeront des bornes, laissant le champ libre à Kao pour avancer aussi. À tout moment, les trois enfants calculeront le score, et évalueront le score total, en intégrant les points de manche et de botte.
Kao arrive à 700 Bornes avec un coup fourré et une botte. Malo a été bloqué par les deux autres à 400 bornes et une botte. Teo a 550 Bornes et un coup fourré.
Kao calcule le score si la manche s’achève maintenant :
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Scénario 1 : fin de manche en 700 points, sans Allonge |
Problème : il perd la partie de 25 points !
Malgré sa victoire tactique, il est en retard... de 25 petits points. Et dans un système de comptage, lorsqu'on est en retard, on prend des risques !
Sans hésiter, Kao décide donc de renoncer à scorer sa manche et tente l’Allonge : poursuivre la manche en 1000 bornes, et scorer les 300 points supplémentaires d’Allonge. Malgré les efforts des deux autres qui se sont à nouveau alliés pour le bloquer (une stratégie tellement intuitive - alors que le système repasse à nouveau en mort subite !), Kao place rapidement deux cartes 100 bornes puis termine la partie quelques coups plus tard.
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Scénario 2 : fin de manche en 1000 Bornes, avec Allonge |
Une partie fantastique !
Les trois enfants ont dépassé 5000 points, mais la victoire revient à Kao. Une stratégie avec double inversion parfaitement comprise par les trois pilotes en herbe.
Les systèmes mixtes à double inversion
Voici comment modéliser cette partie.
Les enfants ont identifié deux moments-clés :
- 3800 points, le point d'inversion où leur partie bascule en mort subite : il faut bloquer la progression du joueur en avance.
- Manche 6 : score 4575 / 4950 / 4100, en pleine morte subite, certes, mais avec la perspective que la partie va basculer à nouveau en comptage. Les joueurs vont dépasser les 5000 points, il faut scorer un maximum, chacun pour soi !
[?] Connaissez-vous un autre système mixte à double inversion ?
Les lecteurs de ce blog n'ont pas d'excuse, car depuis le début de cet article, nous ne faisons que parler du Poker de tournoi. Vous aviez fait le rapprochement ?
Le poker de tournoi
- Le point d'équilibre correspond au stade où les blinds amènent un M moyen de 20.
- Les 5000 points, c'est la bulle !
- Le deuxième cycle est après la bulle.
- Le deuxième point d'équilibre, c'est la Table Finale.
Lorsque je joue un tournoi de poker, je regarde à tout moment où se situe mon stack par rapport à la table et au M moyen du tournoi, ce qui détermine facilement :
- Le système qui s'applique (on peut quantifier tout ça)
- L'évaluation de position (en retard, en avance, à l'équilibre)
Il devient alors impossible de se tromper de décision : attaquer (risques) ou serrer (consolider), selon le cas. Faut-il un article pour cela ?
J’espère que l'exemple du Mille Bornes se passe de toute analyse supplémentaire : demandez si besoin des explications aux enfants !
Conclusion
Pourquoi faut-il quinze articles bien denses sur la stratégie, nécessitant l'aide de champions d'échecs, de 8-dan de go, mais aussi de Blaise Pascal ou Vladimir Samsonov, pour finalement aboutir à un constat affligeant : la stratégie est naturelle, les enfants ne s'y trompent pas ?
N'aurait-on pas accumulé un peu trop de
culture, de
connaissance, d'
expérience, et j'ose dire de "pollution intellectuelle" pour avoir perdu des yeux l'essence même des choses ? Le raisonnement stratégique, avec ses étapes, ses deux systèmes et les systèmes mixtes avec inversion sont à l'origine tout à fait naturels et intuitifs. Le reste n'est que détails.
Grâce au raisonnement limpide des enfants appliqué aux systèmes mixtes, nous allons pouvoir aborder dans de meilleures conditions, nos jeux à nous les adultes, les vrais sujets qui fâchent : j'appelle
Le poker de tournoi,
Le remboursement de la dette publique,
La tenue d'un Comité Exécutif en entreprise et
La gestion de projet.
À paraître...
Alexis Beuve
(c) PRAXEO 2012
Sur la base de cette étude, Praxeo anime une conférence à l'AGILE TOUR 2012, à Paris le 20 novembre et à Montpellier le 29 novembre, sur le thème
"La stratégie du Product Owner".