La vie des clubs – épisode 2
Partie de pêche au Club Poker 3,14
Après Casablanca, je vous emmène ce mois-ci dans une belle région de pisciculture et d’aquariophilie non moins exotique : la grande banlieue parisienne. Direction Yerres, dans l’Essonne, 29 000 âmes, où j’avais rendez-vous avec le Club 3,14 le dimanche 17 mai 2009 pour participer à l’un de ses 20 tournois annuels.
Yerres, située en Île-de-France, bénéficie d'un climat océanique dégradé aux hivers frais et étés doux, avec des précipitations régulières sur l'ensemble de l’année. L’ensoleillement totalisant 1 798 heures est comparable à l'ensemble des régions au nord de la Loire mais moindre qu’au nord du département par la présence fréquente de nappes de brume à proximité de l'Yerres et de la vaste forêt de Sénart. (source Wikipedia)
Ces données climatiques essentielles vous auront mieux présenté le contexte. Comme partout, les variations chaotiques des précipitations de janvier à août alimentent bon nombre de discussions sur les marchés et dans les poissonneries de la bourgade : Ya plus de saison alors ! Y z’ont complètement détraqué le climat avec leurs conneries. Vous l’avez compris : pour un dimanche 17 mai, il faisait un temps de chiotte à Yerres. Mais heureusement, on a eu la brillante idée d’organiser une partie de pêche d’intérieur plutôt qu’une balade en forêt. Le mystère climatique restera entier puisqu’on s’en fout, on est venu pour parler poker et comme dit Joël, le meilleur joueur du club, avec beaucoup de grâce : « Ici, c’est comme en Bretagne : il ne pleut que sur les cons ». Vas-y Shuffle !
Le Club Poker 3,14, c’est une bombe !
Je recherche dans ce tour d’horizon des clubs une âme commune, un « esprit club », mais j’essaye aussi de mettre en valeur les éléments différentiateurs, les anecdotes ou les fondamentaux qui définissent avant tout l’identité d’un groupe de joueurs et de joueuses, de façon à ce que l’article sur le Club 3,14 ne ressemble à aucun autre, et réciproquement. En général, on trouve ces particularités croustillantes parmi :
- La personnalité du président
- Les services offerts aux membres, en plus des tournois
- L’identité du club : les personnages hauts en couleurs et les performers
- Les anecdotes et les élans de créativité
- L’histoire du club, sa gestion, ses affiliations
- Autres
Kristof, ô président vénéré !
S’il est une particularité notoire du Club 3,14 qui supplante toutes les autres, c’est bien l’engagement total de son président et le respect admiratif que lui manifestent tous les membres, sans exception. Kristof, alias ledabbe, est un bourreau de travail et d’efficacité. Il est aussi créatif que débrouillard.
Alexis Beuve et Kristof, après le traditionnel échange de maillots
Voici quelques unes de ses réalisations. Admirez plutôt !
La salle de tournoi : Kristof a trouvé une salle magnifique pour ses tournois, puisque le Club 3,14 occupe régulièrement le premier étage d'un restaurant de Yerres, d’excellent cachet : poutres apparentes et colombages dans une cour de ferme, en contrepartie d’un déjeuner forfaitaire auxquels les joueurs sont invités… à payer leur part. C’est le concept du restau-poker, à l’instar de celui du 17 mai. Sur les murs, des affiches de Poker Vip, deux écrans géants, les scores et le gestionnaire de tournoi projetés en grand format.
Le matériel : avec son sponsor, Kristof a négocié « on ne sait pas comment » des tables de jeu de toute beauté : sur pieds, avec une ceinture intérieure en bois magnifique (rare) entre la bordure de cuir et le tapis de jeu.
L’identité visuelle : Kristof a logoté à la mano (avec son pote Fantastikman) les 3 700 jetons du club. Graphisme, impression, collage. Il ne se souvient pas du temps que ça lui a pris, ça n’a aucune importance à ses yeux. Logo et identité visuelle sont déclinés dans une gamme vestimentaire à faire pâlir Poker Is War ou tout autre spécialiste de la haute couture sur tapis vert.
Talents : Kristof est aussi prestidigitateur. Semi-pro, précise-t-il (il facture ses prestations, mais il a une autre activité). C’est assez surprenant, en plein milieu de partie, de le voir faire disparaître des piles de jetons ou changer un 10 en As sous vos yeux. Ça n’inquiète personne, alors j’ai laissé courir sans trop manifester d’étonnement. J’apprends au passage quelques anecdotes croustillantes sur les talents de prestidigitateurs de certains croupiers bien connus. Mais chut ! On n’a pas le droit d’en parler.
L’animation : Kristof anime, gère, s’occupe de tout, et joue en même temps ; il joue très bien, d’ailleurs. Il s’installe à ma table en milieu de tournoi avec un énorme tas de jetons et terminera 5ème (sur 58 joueurs).
Lorsqu’on interviewe les membres au sujet de leur président, les réponses sont unanimes : il y a de l’admiration et des remerciements dans chacune d’elles.
L’argent : Kristof est un « pur », en conformité totale avec la loi, il n’y a pas un centime qui circule au club 3,14 ! Même pas un cash-game à micro-tapis entre les éliminés du tournoi, il veille et tout le monde le sait. Toutefois, il a inventé les doyles… Nous y reviendrons.
Les services offerts aux membres
Rien à dire à ce sujet, car toutes les tentatives hors du jeu ont échoué. Au club 3,14, on mange, on rit, on joue et on re-rit, dans cet ordre immuable. Quelques tentatives d’ateliers de cours de poker ont été rapidement abandonnées, il n’y a pas de tournois thématiques (ex. heads-up ou des read championships), et si comme beaucoup d’autres, le club rêve de constituer une team, il reste du chemin à parcourir.
De même, le rythme des tournois est standard. Je n’épilogue pas mais pour plus de détails, vous trouverez les feedbacks et peut-être quelques idées sur le forum du 3,14.
L’identité du Club 3,14
Voilà le point fort de ce groupe ! Une identité très forte. Tous les membres respirent la joie de vivre et le plaisir de se rencontrer. C’est d’autant plus remarquable qu’avec 58 présents ce jour-là, de nombreux invités et 23 membres permanents, le Club 3,14 a déjà dépassé une taille critique où il est plus difficile d’entretenir des liens réguliers avec l’assemblée.
Daniel, invité, a martyrisé pas mal d’adversaires et terminera 3ème
Chaque joueur a un pseudo chargé d’humour et d’histoire. Ils et elles m’ont été présentés un à un, avec leurs anecdotes et leurs particularités. Observez plutôt.
- DDLV : Don Diego de Las Vegas (sinon Didier Garcia), qui vole aux riches comme aux pauvres, et garde tout pour lui.
- El Supiro : le mec soupire dès qu’il a du jeu ! On l’appelle aussi parfois Bernardo, car il n’est vraiment pas bavard.
- Kristof est « ledabbe » : en hommage au cave se rebiffe pour un Jean Gabin, magnifique en faux monnayeur ; et lorsque vous lirez les doyles un peu plus loin, vous constaterez qu’il n’y a pas meilleur pseudo.
- IDKY clin d’œil à Elky, bien que de notoriété moindre pour l’instant. Alain ne trouvait pas de pseudo et a déclaré : « Je ne sais pas encore ». Ni une ni deux, ce sera IDKY : I Don't Know Yet.
- Jean-Luc alias Lucky Jack car sa main préférée est JJ : les deux crochets du Captain Hook.
- Leon King, de Bayonne. C’est un hommage au Roi Leon qui ouvre les fêtes de Bayonne.
- PLK ou Pignon Le Killer, en hommage à tous les François Pignon du cinéma.
- Raffliz le joueur le plus fair play du club, un gentleman cambrioleur qui vit à Londres mais reste membre actif du 3,14 et vient jouer dès qu’il est en France.
- Il y a aussi The Breiz Punisher, mon préféré, qui lance de la musique celtique sur son I-pod en plein tournoi dès qu’il gagne un coup. Épique ! Ses adversaires se permettent aussi parfois de le rebaptiser « La bigoudène alcoolique ».
Fantastikman, qui perd tous ses moyens dès qu’il est short stack. Il se rassure en ayant beaucoup de jetons, toujours.
Ce jour-là, Kristof m’a proposé de me dissimuler derrière un pseudo. Excellente idée, après tout je suis là incognito et je souhaite éviter le phénomène du bounty. Et voilà Praxeo inscrit au restau-poker du 17 mai.
Le meilleur pour la fin : Dick Rivers, c’est-à-dire « la bite de la rivière » car il s’est rendu célèbre par un nombre de bad beats infligés à ses adversaires à la river.
Fabrice, Olivier, Joel (the Breiz Punisher), Antoine, Christophe (Dick rivers),
Praxeo, Cyril ("Belle paire"), Bruno, Wilfrid, Antoine
Le bestiaire de Joël
Ainsi, la communauté du 3,14 m’est apparue très soudée et fière de son club. Poussant l’humour toujours plus loin, le club s’est doté de son propre argot, un bestiaire essentiellement poissonneux, quoique le petit gibier à plume, si cher à Benjamin Nerverdead Lambert, y trouve aussi une place d’honneur. En voici un extrait.
- Le saumon : fish de tournoi, saute en cascade.
- La baudroie (appellation en cercle Méditerranéen) ou Lotte (appellation en cercle Atlantique) : fish de cash game, se caractérise à l'instar de son homonyme par sa grande gueule et sa petite queue. Chaire succulente.
- La brème : fish de tournoi comme de cash game, peu méfiant, comportement débonnaire et glouton, absence de toute forme de dentition. Également appelé calling station.
Voici Bruce, le card keeper du 3,14
Le palmarès de Wolfound dans les eaux internationales
Peu de joueurs de poker au monde peuvent se vanter d’avoir accroché dans leur carnet de pêche Doyle Brunson, Daniel Negreanu, Jennifer Harman, Phil Ivey ou Chris Fergusson. Wolfound fait partie de ce club très fermé, voyez plutôt.
Non, il ne les a pas encore battus en heads-up au WSOP ! Cette pêche un peu particulière consistait à obtenir une photo avec les plus grandes stars du poker mondial à Las Vegas, en plein tournoi. Notez le polo logoté Club 3,14. Il a même frisé l’exploit en projetant de demander à Phil Ivey de porter la casquette du club pendant le WPT $25,000 d'avril 2009 ! Ses performances font bien sûr l’admiration de tous et méritaient bien une mention spéciale.
Le type à côté de Wolfound, c’est moi.
Le doyle
Avant le tournoi, un certain Bruno alias Fantastikman m’annonce tout sourire et sur un ton débonnaire :
– Au premier trimestre, j’ai dû vendre ma maison. Maintenant, ça va mieux, mon poker s’est affiné.
Je manque de m’étouffer et ne sais pas trop comment réagir, quand l’énergumène enchaîne avec une fierté à peine dissimulée :
– Mais j’ai encore ma voiture, et tout le monde ne peut pas en dire autant !
On m’explique : une monnaie parallèle circule au Club 3,14 : le doyle. Les billets sont imprimés à l’effigie de Doyle Brunson, que l’on retrouve aussi sur toute la game vestimentaire du club : polos, casquettes, tee-shirts, etc.
Cette monnaie n’a aucune valeur marchande et n’est convertible dans aucune devise, mais elle sert à établir les classements annuels de tournoi et de cash-game (tous des freerolls). Car en effet, la première règle du 3,14 est rappelée dans tous les règlements.
Tout joueur surpris à engager de l’argent dans le cadre du 3,14
est immédiatement et définitivement exclu du club.
- (1) 10 000 doyles en petites coupures
- (2) Une maison (virtuelle) d’une valeur de 8 000 doyles
- (3) Une voiture (virtuelle) d’une valeur de 3 000 doyles.
Ce patrimoine permet de couvrir les 20 tournois de l’année. Si les résultats ne sont pas au rendez-vous, il faut en effet se séparer de ses biens mobiliers ou immobiliers ! Les joueurs peuvent à tout moment se jauger et savoir à quel niveau se situe leur bankroll sans se référer à un classement détaillé. Ainsi fusent les discussions pendant les pauses :
– T’en es où cette année ?
– Pour l’instant, j’ai toujours ma maison et ma voiture.
– Ah, pas mal !
– Ouais, mais je ne touche rien depuis un mois. À ce rythme-là, ça ne va pas durer. Je pense que je vais bazarder la bagnole.
– Dur…
Ils ne plaisantent même pas. L’interviewé me donnait vraiment l’impression qu’on lui arrachait un bras à l’idée de se séparer de cette voiture qui n’existe pas !
Chaque buy-in de tournoi coûte 1 000 doyles et bien sûr, le prize pool est distribué en doyles. Encore plus cocasse, Kristof et le Club rémunèrent différents services :
– Dealer : 200 doyles de l’heure
– Coverage de tournoi : 400 doyles
Le règlement des doyles complet est truffé d’options, de règles et d’exceptions. Il y a aussi les doyles de cash game, qui ne valent rien non plus, mais les meilleurs joueurs gagnent des places au Cercle Wagram. À nouveau, c’est bien sur le thème de l’humour que le Club 3,14 se détache du peloton. Ce système de doyles s’avère tout aussi sympathique qu’efficace.
Le tournoi
Joël est le numéro 1 au classement et contrairement à ses adversaires, moi le premier, qui ont dû négocier âprement avec la Ministère de l’intérieur pour pouvoir jouer au poker un dimanche, il fait une entrée magistrale dans la salle de jeu ; à son bras, la belle Fatal Ginette. Cette image forte me rappelle l’entrée de Joe Hachem avec son épouse dans la grande salle du Rio lors des WSOP 2006– il est alors tenant du titre mondial et l’homme à abattre, un peu comme Joël.
Alors, ce tournoi ? Système semi-turbo, augmentation des blinds toutes les 20 minutes, départ à 6 000 jetons et blinds 25/50. Le premier sorti est « une première », Mel du Sun7Strip, au bout de trois ou quatre minutes. Applaudissements de rigueur, et il en sera ainsi pour chacun des 57 éliminés.
Fatal Ginette, Dick Rivers et Fantastikman
L'élégante délégation du club Sun7Strip en phase d'observation.
Quelques brochets sont venus repérer l'élevage de truites
et les goujeons de printemps du 3,14.
Il faut toutefois rester prudent dans des eaux hostiles...
Je suis assis à la gauche d’Antoine, un ami qui fait son come back aujourd’hui et s’en sort très bien, il écorche même sévèrement quelques adversaires. Il n’a pas joué depuis 10 ans. C’était l’un de mes partenaires (disons-le, un de mes élèves) à l’époque de L’illusion du hasard dans les années 1990. Je le félicite pour son agressivité. « J’ai dit que je ne jouais plus, j’ai pas dit que j’avais oublié ! » réplique-t-il, satisfait. En effet, je constate que son jeu est violent, agressif, il a toujours la rage de vaincre ; le regardant jouer, je me demande si finalement, je ne me serais pas un peu calmé avec le temps… à méditer.
Puis Wilfrid s’assied à notre table. Wilfrid est un ami, issu du célèbre Montmartre hold’em, qui commet ce dimanche une infidélité banlieusarde à son club. Je suis impatient de le voir à l’œuvre. Il a l’air serein, mais décidé : un regard noir et profond laisse présager qu’il n’y aura pas de phase d'observation dans l’aquarium. Je vois plutôt un rustre marin-pêcheur de haute mer très motivé et prêt à en découdre immédiatement, à mains nues s’il le faut. Vas-y, jette le filet Obélix ! Voyons, all-in… déjà ? Et maintenant, comment on fait pour le récupérér (le tapis) ? Et Paf ! Wilfrid saute à la troisième donne de sa nouvelle table. Dommage, applaudissements ! Puis c’est au tour de Joël de sortir. Il était favori, alors forcément, les vannes fusent. C’est un bon moment pour le public.
Le tournoi est déjà bien avancé. Mes trois potes Antoine, Wilfrid et Joël sont maintenant debout derrière moi, et mon tapis qui monte lentement, mais sûrement… Au bout d’une demi-heure, force est de reconnaître que ce freeroll du dimanche après-midi va finir à pas d’heure, qu’on est tous père de famille et surtout, je suis tributaire de leur bagnole. Voici une excellente occasion de travailler des all-in scandino-new school. Re-paf ! Je me plante dès le premier. Mais je suis content, la lecture était bonne : all-in à la river (qui eut été mieux à la turn, je le savais), anticipant d’être payé par un K-x embusqué au fond de la rivière (un roi max au flop, kicker moyen), mais que j’avais vraiment repéré de loin. Avec K-6 en main, je sais que mon kicker est faible mais je joue comme si j’avais quelque chose comme K-10, pour tester le raisonnement, qui me semble assez sain, corroboré par les meilleures lectures du moment comme Kill Elky, chez MA Application (malheureusement traduit avec les pieds). J’incite l’adversaire à interpréter mon attaque comme un tirage couleur raté ou une main inférieure. Bingo, il paye. Oui mais je n’ai toujours que K-6, et il abat K-7, comme prévu. Cette lecture est précieuse, je garde ce coup parfaitement reproductible pour plus tard avec des mains juste au-dessus… Bravo quand même à Romain, alias Nysro ; c’était un call difficile. Et surtout qu’on ne dise pas qu’il ne devait pas payer avec K-7 ! Par définition, ce n’est jamais le gagnant qui a mal joué, mais bien la gallinette qui lui a donné son tapis.
Deux heures plus tard, j’envoie un SMS à Kristof « toujours dans le tournoi ? ». « Oui » instantané. Puis une minute passe, pas plus, un coup de fil, c’est Kristof. Il a sauté à la cinquième place. On débriefe. Le contact est pris, pour longtemps. J’ai vraiment passé une journée magnifique, un très beau « dimanche à la campagne ».
Pour en savoir plus
Kristof est déjà prêt pour le prochain round.
Dans les épisodes précédents
- La vie des clubs – épisode 1 : Tagine Poulet Poker à Casablanca
- La vie des clubs – épisode 2 : Partie de pêche au 3,14
- À paraître : les épisodes 3, 4 et 5
Alexis Beuve
© Praxeo 2009