10 nov. 2012

[Stratégies] Épisode XIII - Systèmes mixtes, les réalités de la vie







Réalités de la vie
&
Inversions de stratégies


Nous avons progressivement identifié deux systèmes, leur vecteur de risque et leur prototype :


Le présentation de ces systèmes et du raisonnement stratégique est couverte par les Épisodes I à IV de cette grande saga (qui ne fait que commencer).

Cette vision donne l’impression de toucher du doigt l’essence du raisonnement stratégique. Pourtant, nous allons maintenant identifier une lacune, un gouffre.

Les pièges de l'intuition 

Vous aimez le tennis de table, c’est votre passion. Et vous voilà en compétition (amateur), lors d’un match en trois sets gagnants de 11 points chacun. Vous êtes fort, vous êtes en finale, vous connaissez bien votre adversaire, vous avez le même niveau. La finale se joue en trois sets gagnants, le score est de deux sets partout.




Dans ces conditions, je vous présente trois situations dans ce dernier set :
  • [A] Vous êtes mené 6-1 (match en 11)
  • [B] Vous êtes mené 9-7 (match en 11)
  • [C] Vous êtes mené 10-9 (match en 11) 

Et en plus l’adversaire est au service !

Dans quelle situation vous sentez-vous le plus à l’aise (ou le moins mal à l’aise) ?
Je parle d'abord du ressenti, de la peur, d'un sentiment intuitif d'inconfort. Répondez vite.


Avertissement

J'ai tenu ce discours (tout le discours sur la stratégie) à maintes reprises et, sans exception, ça bloque sur le chapitre XIII : on me vend de la dimension humaine à ne plus savoir qu'en faire ! On la sur-vend surtout.


Je vais droit au but : il est vrai que cet exemple évoque facilement la rage de vaincre. D'ailleurs, il n'est écrit nulle part que le stratège est un scientifique : c'est tout le contraire, c'est un combattant et un leader. Léonidas dans 300, quoi. On n'a jamais dit que les stratèges ne sortaient pas leurs tripes pour se battre ! Ça s'applique aussi bien aux sportifs qu'aux joueurs. J'insiste surtout, ça s'applique aussi à l'adversaire.

Par conséquent, n'envoyez pas trop vite de commentaires à chaud, dont voici le best of :

  • Ça dépend du tempéramment (pas que faux, nous y reviendrons plus tard)
  • Il faut tenir compte de l'esprit "Samouraï" (lol)
  • Dans ma famille, la défaite, c'est la honte (Oulà ! Faut pas jouer alors)
  • Ça dépend du pays : si je suis français, je remonte de 1-6 à 10-8, et là, je m'écroule et je perds le match (mdr, même pas que faux :)
  • On est mieux à 10-9, c'est évident (bof)

On arrête tout ça, je reprends le fil du raisonnement. Plus tard, dans des articles ultérieurs, on expliquera pourquoi un joueur d'échecs sera plus à l'aise à 10-9 et un joueur de go à 6-1...




Vladimir Samsonov

Alors : 6-1, 9-7 ou 10-9 ?

J’ai posé cette question à des assemblées, et il semble que quasiment personne ne se sente à l’aise dans la première situation, comparée aux deux autres. Être mené 6-1 provoque même parfois une profonde angoisse : j’entends qu’il n’y a pas de match, que la partie est déjà perdue. Pardon, mais ce serait vrai dans un match en 6 points. Les matchs en 11 points ne se terminent pas à 6-1 que Diable ! Il reste bien plus qu’un espoir : il y a même une décision à prendre, une stratégie, et je prétends le démontrer.

En revanche, je ne vois aucune raison de sentir « relativement » à l’aise en étant mené 10-9 sans l’initiative, car dans ce cas précis, il n’y a plus de stratégie : l’adversaire est à un point du match, un seul point sur lequel pèse la victoire du tournoi, et nous sommes face au mur, au cœur d’un angoissant système de mort subite. Et vous savez déjà qu'en mort subite, la seule stratégie, c'est la défense. Il ne reste qu'à serrer les fesses.

Un tacticien de bas niveau mesurerait l'écart de cette façon :

  • [A] Je suis mené de 5 points
  • [B] Je suis mené de 2 points, c'est mieux
  • [C] Je suis mené d'1 point, c'est vachement mieux


Mais ce n'est pas ça du tout, l'évaluation de position dans la démarche stratégique !


Blaise Pascal à la rescousse 


L'intuition vous a peut-être guidé vers l'une des trois situations, mais Pascal va nous expliquer simplement qu’en termes de risques et de profits, ces trois situations sont absolument équivalentes !




Blaise Pascal fut le premier en mesure de quantifier ce problème, bien qu'il ne s'agissait pas de tennis de table. Il a démonté les raisonnements intuitifs, et surtout arbitré de situations litigieuses. La théorie de Blaise Pascal, irréfutable, sur laquelle ont été bâties les probabilités modernes, nous dit que la "valeur" de notre score ne dépend pas directement des points effectivement marqués, mais des points restants à marquer.

Référence : Le problème des partis
La question a été posée au XVe siècle. Sa solution (fausse) publiée en 1494 dans un livre qui a servi à Léonard de Vinci, résolue un siècle et demi plus tard par Pascal. Respect...
Ainsi, je transpose les trois situations de cette façon :

La valeur du score se calcule à partir des points "restants à marquer".




La notion de cote est l’approche anglo-saxonne des probabilités, que vous connaissez dans les systèmes de paris. Elle est souvent plus pratique, notamment en calcul mental.
Une cote de 2 contre 1 en votre défaveur, c’est 1 chance 3 de gagner, 33%.
Voilà ce que nous dit Pascal : ces trois situations sont absolument équivalentes en termes de risque et de profit, puisque la cote est la même : 2 contre 1 dans tous les cas. Vos chances de gain sont de une sur trois.

Dimension humaine
... et la rage de vaincre, l'auto-conviction, les tripes et le feeling n'y changeront rien : l'adversaire étant lui aussi combatif, ce match sera perdu deux fois sur trois de façon immuable. C'est sans la rage de vaincre qu'il sera perdu encore plus souvent, parce que justement, l'adversaire lui aussi a une furieuse envie de gagner ce match.


 Quantification : du tennis de table au backgammon


Transposons. Nous jouons maintenant un match de backgammon en 11 points, et nous sommes menés, au choix, 1-6, 7-9 ou 9-10. Nous avons pariés chacun 50 euros sur ce match.

Malheureusement, le cercle de jeu ferme à heure fixe, et c’est non négociable : la maréchaussée veille au grain. L’heure de la fermeture, c’est maintenant. Il faut interrompre la partie et partager « équitablement » les enjeux. Quelle donc est la valeur d’une partie en cours ? Comment partager la mise en fonction du score ?

Pour les initiés, à 9-10, la règle de Crawford est en vigueur, ce qui valide l'approche des cotes de Pascal pendant la partie en cours et annule l'effet du Cube.

Blaise Pascal a résolu et arbitré ce problème en situation réelle et en direct, pour lequel il a bel et bien été sollicité (bien qu'il ne s'agissait pas de backgammon non plus, un jeu qui, dans sa version moderne avec le Cube, date de 1920, Chicago :).

La cote étant de 2 contre 1 dans tous les cas, le partage est univoque : deux tiers de la mise pour le joueur en avance, un tiers pour le joueur en retard. C'est-à-dire 67 euros pour l’adversaire, et 33 euros pour vous. Il n’y pas de débat, tous les arbitres et directeurs de tournois du monde trancheraient de la sorte, instantanément, sans calcul (bien qu'il ne s'agissait pas d'euros non plus à l'époque de Pascal, forcément :).

La "valeur" de votre partie est la même dans tous les cas.


La "bible" du Backgammon
Traduit par Alexis Beuve


Pascal règle le problème des parieurs
Des personnes extérieures au match savent que leurs enjeux présentent les mêmes perspectives de profit dans les trois situations. La question est résolue pour eux. Les trois situations sont absolument équivalentes.

Pascal ne règle pas le problème des joueurs
Les parieurs sont passifs et n’on aucune influence sur le match (normalement). Il n’en est pas de même pour les joueurs. Quelle stratégie adopter ? Et là, les trois situations ne sont pas équivalentes.


La finance à la rescousse


En termes de stratégie, si vous êtes combatif, j’affirme que la première situation (1-6) est préférable à la dernière (9-10), qui est la pire.

Je reviens sur un terme qui aurait pu (dû ?) vous faire réagir :
Ces trois situations sont absolument équivalentes en termes de risque et de profit.

OK pour les perspectives de profit, le problème des parieurs ; mais de quel type de risque parle-t-on ?

Le théorème de Blaise Pascal traite uniquement le risque de marché, dans un référentiel « aléatoire », par exemple. Je ne dis pas que ces disciplines sont aléatoires, c'est tout le contraire, mais du point de vue des enjeux financiers et des parieurs, ils le sont, puisque les parieurs n'ont aucune influence sur le match (en temps normal...). Par contre, du point de vue des joueurs, ni le tennis de table ni le backgammon ne sont des systèmes aléatoires, à cause du CHOIX ! Le compétiteur a la latitude de choisir une stratégie et d’adapter ses coups tactiques en conséquence. Le compétiteur n'est pas qu'un soldat, c'est aussi un décideur. Le compétiteur doit être bon tacticien, mais aussi bon stratège !

Exemples :

Stratégie agressive 
Élargir le jeu, attaquer, quitte à prendre plus de risques : tenter des retours gagnants, des smashs de revers, des décroisés et des débordements. Vous prenez le risque de sortir la balle, de commettre des fautes directes. Mais aussi, vous vous donnez des chances de marquer des points difficilement acquis autrement.

Stratégie défensive et opportuniste
Calmer le jeu, assurer, éviter les fautes directes, ne pas sortir la balle. Les revers sont coupés, les smashs croisés. Il faut tout renvoyer sur la table, en priorité, et espérer que l’adversaire commettra la première erreur.

(Nous parlons d'un bon niveau "amateur", les pros attaqueront toujours, mais c'est une autre histoire)

Quelle est donc la bonne stratégie ? Le juste niveau d'exposition au risque dans les trois situations.
Si besoin, revoyez Les 5 étapes du raisonnement stratégique, épisode II.


L’intuition d’abord


Mené 9-10 service à l’adversaire, avez-vous réellement envie d’élargir le jeu ? De prendre des risques ? Mené 7-9, même question ? Les réponses que j’ai entendues divergent jusqu'à la polémique !




Maintenant, vous êtes mené 1-6. Quelle est votre stratégie ? Lorsque je pose la question, 100% des réponses convergent sur une stratégie agressive. Dans cette configuration de score seulement.
Ah ! Nous touchons du doigt l’essentiel. Le Graal de la stratégie dans les systèmes mixtes.

Oui, mené 1-6, les 11 points de la défaite sont encore assez loin, on en convient maintenant. Il y a reste un espoir, et même mieux qu’un espoir : il reste une marge de manœuvre, un choix adapté, une stratégie optimale. Il faut bien sûr augmenter les risques, compliquer la partie pour tenter de recoller au score, car un jeu conservateur ne comblera pas l’écart. Le risque est finalement faible, je dirais même nul : on s’en fout de perdre 3-11 (la stratégie a échoué) ou 11-13 (la stratégie a « presque » réussi), au moins s’est-on donné une chance de gagner, ce qui arrivera parfois.

Cette stratégie vous rappelle quelque chose ? C’est celle de Daï Junfu au jeu de go. Puisque le but est encore loin, nous restons dans un système de comptage : en retard, j’attaque ! Et dans ce cas, l’intuition est juste ; elle corrobore la théorie. Dans Chûban, la stratégie au jeu de go, Daï Junfu 8-dan martèle que lorsqu'il est accuse un retard de 10 points en milieu de partie de go (un score presque irratrapable à son niveau), il n'hésitera pas à risquer 50 points, ou même 100, pour se donner une chance d'en regagner 10. Revoir si besoin les Épisodes I, II et III de la saga stratégique.


Illlustration Ivan 'Kenby' Seisen


Reprenons.
Situation [A], score 6-1. D'après les étapes du raisonnement stratégique, Épisode II :
  1. Nous sommes à un moment-clé, il faut prendre une décision
  2. Évaluation : nous sommes en retard
  3. L'analyse conjoncturelle : bien que dans un système mixte (un comptage qui devient mort subite avec le temps), nous sommes encore en système de comptage, l'effet "mort subite" ne se fait pas trop sentir.
  4. Le niveau adapté d'exposition au risque est : risque maximal !
  5. La décision, implacable : il faut attaquer comme une bête !

Situation [C]. Inversement, mené 9-10, nous sommes en mort subite. Évidemment que nous sommes en mort subite ! Nous ne pouvons pas être plus en mort subite : nous sommes même au bord du précipice ; l’adversaire est à un point du match ! Une balle perdue, c’est le tournoi tout entier qui est perdu. Pourquoi la stratégie n’est-elle pas aussi intuitive dans ce cas ? C’est celle des joueurs d’échecs : en retard, je consolide. J’assure la défense du roi, et le roi ici, c’est le tournoi tout entier, la coupe. Je n'ai pas envie de jouer la coupe à pile ou face, et vous ? Je n’ai pas envie de jouer mon tournoi sur une seule balle, qui n’est même pas gagnante pour moi, mais qui serait immédiatement perdante. Nous connaissons bien le corollaire : c’est l’adversaire qui, menant d’un point seulement, a tout intérêt à attaquer pour terminer le match tout de suite. Il n’a surtout pas envie de vous laisser revenir à 10-10.

En résumé :
  • L’adversaire doit absolument gagner ce point (qui est le dernier pour lui)
  • Vous devez absolument ne pas perdre ce point (qui n’est pas le dernier pour vous).
Ce n’est pas du tout la même chose.

L’adversaire va prendre des risques pour terminer tout de suite, et je ne vois pas comment on gênerait l’adversaire en adoptant précisément la stratégie qui est optimale pour lui.

La façon de trouver la bonne stratégie consiste parfois à adopter la stratégie inverse de celle qui avantage l’adversaire. Sa stratégie est parfois plus évidente, plus « intuitive », que la nôtre. Et tout devient simple.

Reformulation :

Quand moi pas savoir quoi faire,
moi faire le contraire de l’autre.




Notez que dans les 5 étapes du raisonnement stratégique, seul le troisième varie entre les trois situations : l'analyse conjoncturelle, la compréhension du référentiel stratégique.


  • [A] À 6-1, je suis en système de comptage.
  • [C] À 10-9, je suis en mort subite.
  • [B] Le cas 9-7 sera traité dans un article ultérieur, avec la Méthode du Shift...


La théorie ensuite


Avec ce match en 11 points, nous identifions un système nouveau, qui commence en comptage : « Celui qui est en retard prend des risques », et termine en mort subite : « Celui qui est en retard consolide ».



  • Il existe des systèmes mixtes
  • Le référentiel stratégique commence en comptage
    (type Jeu de go, en retard, je bourrine)
  • Le référentiel stratégique termine en mort subite
    (type Échecs, en retard, je serre les miches)
  • L'inversion dépend de la dimention temporelle
    (dont le vecteur est par exemple, le temps ou le score)

Nous sommes prêts pour passer à la théorie des systèmes mixtes.
C'est l'objet du prochain épisode.






Sur la base de cette étude, Praxeo anime une conférence à l'AGILE TOUR 2012, à Paris le 20 novembre et à Montpellier le 29 novembre, sur le thème
"La stratégie du Product Owner".







2 commentaires:

  1. Hello Alexis,

    Pour reprendre le parallèle avec les produits et projets agiles sur lesquels nous discutons/amusons/travaillons tant :

    "Dans ma famille, la défaite, c'est la honte (Oulà ! Faut pas jouer alors)"

    Là on a un vrai souci, on est aux antipodes de l'agilité qui commence par l'acceptation de l'échec.

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  2. C'est bien le sens du message. Cette phrase est un témoignage réel, que je relate. Ma conclusion immédiate est que cet état d'esprit est bloquant pour la stratégie, et produira des décisions non rationelles, procices à tous les sacrifices (Banzaï !).

    Techniquement, ajouter une dimension narcissique (l'ego, la pression culturelle ou familiale) dans l'évaluation transpose tous les systèmes en mort subite (c'est clair ?), et donc des décisions erronées la moitié du temps à cause d'une altération stupide du référentiel.

    S'interdire la perspective d'une défaite revient à la provoquer bêtement. Je crois qu'on est assez d'accord.

    Un tel état d'esprit n'est pas seulement aux antipodes de l'agilité, il est surtout aux antipodes de la stratégie en général, de l'esprit de compétition. C'est tout simplement une négation de l'adversaire. Un non-sens.

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